mardi 10 juillet 2012

Une scène qui se passe entre 1750 et 1752 : François Quesnay (1694-1774) et la poudre de perlimpinpin.

 Portrait de François Quesnay réalisé par Jean-Charles François d'après une peinture de Jean-Martial Frédou.

"Le roi [Louis XV] sortit pour aller à la figuerie avec Madame [de Pompadour], et bientôt après entra Quesnay, ensuite M. de Marigny. Je parlai avec mépris de quelqu'un qui aimait beaucoup l'argent, et le docteur, s'étant mis à rire, dit : "J'ai fait un drôle de rêve cette nuit. J'étais dans le pays des anciens Germains ; ma maison était vaste, et j'avais des tas de blé, des bestiaux, des chevaux en grand nombre, et de grands tonneaux pleins de cervoise ; mais je souffrais d'un rhumatisme, et ne savais comment faire pour aller à cinquante lieues de là, à une fontaine dont l'eau me guérirait. Il fallait passer chez un peuple étranger. Un enchanteur apparut, et me dit : "Je suis touché de ton embarras : tiens voilà un petit paquet de poudre de perlimpinpin ; tous ceux à qui tu en donneras te logeront, te nourriront, et te feront toutes sortes de politesses." Je pris la poudre et je le remerciai bien. - Ah comme j'aimerais la poudre de perlimpinpin ! lui dis-je ; j'en voudrais avoir plein mon armoire. - Eh bien ! dit le docteur, cette poudre, c'est l'argent que vous méprisez. Dites-moi, de tous ceux qui viennent ici, quel est celui qui fait le plus d'effet ? - Je n'en sais rien, lui dis-je. - Eh bien ! c'est M. de Montmartel, qui vient quatre ou cinq fois l'an. - Pourquoi est-il considéré ? - Parce qu'il a des coffres pleins de poudre de perlimpinpin." Il tira quatre louis de sa poche : "Tout ce qui existe est renfermé dans ces quatre pièces, qui peuvent vous conduire commodément au bout du monde. Tous les hommes obéissent à ceux qui ont cette poudre, et s'empressant de les servir. C'est mépriser le bonheur, la liberté, les jouissances de tout genre, que mépriser l'argent."

 Portrait de Madame de Pompadour, par François Boucher (1703-1764), 1756, huile sur toile, Musée de Munich, Alte Pinakothek.

Un cordon bleu [un chevalier de l'ordre du Saint-Esprit] passa sous les fenêtres, et je dis : "Ce seigneur est bien plus content de son cordon que de mille et mille de vos pièces. - Quand je demande au roi une pension, reprit Quesnay, c'est comme si je lui disais : "Donnez-moi un moyen d'avoir un meilleur dîner, d'avoir un habit bien chaud, une voiture pour me garantir de la pluie et me transporter sans fatigue." Mais celui qui lui demande ce beau ruban, s'il osait dire ce qu'il pense, dirait : "J'ai de la vanité, et je voudrais bien, quand je passe, voir le peuple me regarder d'un œil bêtement admirateur, se ranger devant moi ; je voudrais bien, quand j'entre dans une chambre, produire un effet, et fixer l'attention des gens qui se moqueront peut-être de moi à mon départ ; je voudrais bien être appelé monseigneur par la multitude." Tout cela n'est-il pas du vent ? Ce ruban ne lui servira de rien dans presque tous le pays ; il ne lui donne aucune puissance ; mais mes pièces me donnent partout les moyens de secourir les malheureux. Vive la toute-puissance poudre de perlimpinpin !"
A ces derniers mots, on entendit rire aux éclats dans la pièce d'à-côté, qui n'était séparé que par une portière. La porte était ouverte, le roi entra avec Madame et M. de Gontaut. Il dit : "Vive la poudre de perlimpinpin ! Docteur, pourriez-vous m'en procurer ." Le roi était rentré, et il lui avait pris fantaisie d'écouter ce que l'on se disait. Madame fit de grandes amitiés au docteur ; et le roi, riant et parlant de la poudre avec éloge, sortit.

Portrait de Louis XV en buste (1710-1774), par Quentin de La Tour (1704-1788), 1748, Musée du Louvre.

Je m'en allai, et le docteur aussi. Je me mis à écrire aussitôt cette conversation. On me dit depuis que M. Quesnay était fort instruit de certaines choses qui ont rapport aux finances, et qu'il était un grand économiste ; mais je ne sais pas trop ce que c'est. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il avait beaucoup d'esprit ; il était fort gai et fort plaisant, et très habile médecin."

Source : Mémoires sur Louis XV et Madame de Pompadour, par Madame de Hausset, éd. Mercure de France, coll. le Temps retrouvé, (1985) 2002, pp.38-40.

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