" Ancien procureur titulaire d’une charge à Aurillac, les débuts de la
Révolution verront Carrier se mettre en évidence dans les sociétés
populaires En septembre 1792, il est élu à la Convention. Il vote la
mort du roi. Peu à peu, il s’affirme comme un républicain intransigeant
et désintéressé, ennemi résolu des fédéralistes et des Girondins. Les
témoignages recueillis sur sa personnalité s’accordent pour le décrire
comme quelqu’un de méfiant, sombre, renfermé, violent à ses heures,
fanatiques, coléreux. « Une figure banale, mais bravache, de
l’extrémisme révolutionnaire » (J.-J. Brégeon), tel est l’envoyé qui,
après la Normandie et la Bretagne où il a fait son apprentissage, arrive
à Nantes le 7 octobre 1793 pour, comme il l’écrira lui-même, «
sans-culottiser la ville ».
Lithographie de Jean-Baptiste Carrier (1756-1794) par François-Séraphin Delpech (1778-1825) d'après Zéphyrin Belliard.
[…]
Méfiant, Carrier préfère
s’entourer de gens à lui, qui ne dépendent que de lui, et qui ont toute
sa confiance. Dès son arrivée à Nantes, il va recruter son équipe :
Guillaume Lamberty, un ouvrier carrossier qui s’est illustré contre les
Vendéens ; Robert Fouquet, ouvrier tonnelier ; O’Sullivan, un maître
d’armes d’origine irlandaise, célèbre pour son implacable férocité et
quelques autres du même acabit ; Carrier dispose ainsi de lieutenants
prêts à tout pour appliquer les consignes qu’il donnera.
[…]
Au
cœur de la Terreur, Nantes aura connu toutes les formes de justice
politique : pour suppléer le tribunal révolutionnaire, bien vite jugé
insuffisant, des commissions militaires vont être mises en place,
beaucoup plus expéditives. Vers la mi-décembre 1793, Carrier peut écrire
à la Convention : « La défaite des brigands est si complète que nos
postes les tuent et les amènent à Nantes par centaines. La guillotine ne
peut suffire : j’ai pris le parti de les fusiller… c’est par principe
d’humanité que je purge la terre de ces monstres. » La commission Lenoir
et surtout la commission Bignon vont se charger de « nettoyer » les
prisons sans distinction d’âge ou de sexe. Entre décembre 93 et janvier
94, plus de 2800 prisonniers seront fusillés dans les carrières proches
de la ville. Il faudra réquisitionner des Nantais pour procéder à
l’inhumation des cadavres amoncelés… Mais cela s’avère encore
insuffisant aux yeux du représentant qui va s’ingénier à trouver un
moyen plus expéditif pour en finir avec les prisonniers. Ce sera les
noyades, qui vaudront à Carrier sa sinistre réputation.
Depuis l’été
1792, Nantes servait de point de rassemblement pour les prêtres non
assermentés qui étaient ensuite déportés en Espagne. Seuls restaient
internés dans la ville ceux qui étaient soit trop faibles soit trop
âgés. Le 25 octobre 1793, un groupe de ces ecclésiastiques avait été
transféré sur La Gloire, un navire hollandais mouillé dans le port de
Nantes. Entassés à fond de cale, privés de tout, ils survivaient dans le
plus grand dénuement. Carrier chargea Lamberty de prendre les mesures
nécessaires pour se débarrasser de ces « foutus calotins ».
Comment
faire disparaître ces prêtres réfractaires ? Lamberty n’est pas à court
d’imagination. Pour la somme de 200 livres, il se procure un gabare,
grosse embarcation à fond plat utilisée pour la navigation sur la Loire,
et la fait aménager spécialement, avec des sabords mobiles qui, une
fois ouverts, permettent l’immersion immédiate du bateau. Lorsque
Carrier rentre à Nantes, après une brève visite à Angers, tout est prêt.
Le 5 novembre il donne à Lamberty un ordre écrit lui permettant de
passer partout où il le désirera avec un « gabarreau chargé de brigands
». Dans la nuit du 16 au 17 novembre, Lamberty et ses hommes procèdent
ainsi à la noyade de 87 prêtres. Trois survivants seront repris et
périront dans la deuxième noyade.
Les noyades de Nantes en 1793, Joseph Aubert (1849-1924), 1882, Musée d'art et d'histoire de Cholet.
Cette seconde opération se
déroule 6 décembre. 53 prêtres, arrivés d’Angers, sont pris en charge
par Foucauld, un adjoint de Lamberty, et ses hommes. Ceux-ci vont
d’abord s’employer à dépouiller leurs victimes de tous les biens
qu’elles possédaient encore, avant de les faire transférer dans une
gabare et de les emmener à l’entrée de l’estuaire où il est procédé à
leur submersion. Cette fois le travail est bien fait et il n’y aura
aucun survivant… Furieux de n’avoir pas été associé au partage du butin,
Lamberty se plaindra auprès de Carrier qui lui donnera, en
compensation, le navire La Gloire ! Ces deux noyades de prêtres ont été
succès – efficacité et discrétion –, elles vont être le prélude aux
grandes noyades de frimaire et de ventôse. Car il faut en finir avec les
prisonniers et Carrier y est bien décidé. La procédure du tribunal
révolutionnaire, on l’a dit, est jugée trop lente : « Vous êtes un tas
de bougres de juges, un tas de jean-foutre auxquels il faut des preuves,
des témoins, pour faire guillotiner un homme… Foutez-les moi à l’eau,
c’est bien plutôt fait », apostrophe Carrier.
Le 16 frimaire il
écrit à la Convention qu’il a découvert – et maîtrisé – un complot des
prisonniers, dont il a fait fusiller 6 meneurs. Et de conclure : « Une
grande mesure va nous délivrer des autres. » Il lui faut, par tous les
moyens, se débarrasser des prisonniers. Les noyades se sont révélées une
technique efficace, pourquoi ne pas continuer ?
Dans la nuit du
14 au 15 décembre est opérée la troisième noyade, dite du Bouffay, qui
va coûter la vie à 129 détenus. Elle est menée par Goullin, responsable
du comité révolutionnaire, aidé d’une équipe de « Marats » passablement
ivres. Embarqués sur une sapine les malheureux sont noyés au large de
Trentemoult, en aval de Nantes. Mais il y aura deux survivants, et l’un
d’eux pourra témoigner au procès de Carrier, un an plus tard…
Pour
les noyades suivantes, la plus grande incertitude règne. Combien
d’opérations, combien de victimes ? Pour Alfred Lallié huit noyades ont
fait suite aux trois premières. Gaston Martin en dénombre trois
certaines et une probable, sans compter les noyades individuelles. La
noyade du 23 décembre (3nivôse) est établie, indiscutablement. Elle
fera, à elle seule, 800 victimes.
Du 29 décembre 1793 au 18
janvier 1794, on recense encore deux ou trois noyades. Selon les
témoignages recueillis, elles firent à chaque fois 200 ou 300 victimes,
hommes, femmes et enfants. Ces opérations ont été menées par Fouquet et
ses hommes qui ne manquaient pas de procéder au dépouillement
systématique de leurs victimes. D’après J.-J. Brégeon, la dernière
noyade eut lieu dans la nuit du 29 au 30 janvier et a concerné 400
détenus.
Combien de victimes au total ? Les historiens sont
divisés. Entre les chiffres proposés par A. Lallié (4860) et ceux
avancés par Gaston Martin (1800) l’écart est important. Mais l’un est
monarchiste et l’autre, révisionniste avant la lettre, cherche à
amoindrir la responsabilité de Carrier et des terroristes nantais. Peu
importe, d’ailleurs, le chiffre exact : « L’essentiel est qu’il s’agit
non d’un fait accidentel ou isolé mais de l’application systématique
d’une méthode d’extermination sans jugement ni discernement. » (Paul
Bois).
Il est établi par contre que Carrier ne participa jamais
directement aux noyades. Ayant une confiance totale – et justifiée – en
Lamberty et ses acolytes, il n’avait nul besoin d’être sur les lieux. Et
il est probable qu’il n’y tenait pas. S’il est incontestable que des
enfants furent noyés, cela ne participait pas, semble-t-il, d’une
volonté systématique du représentant. Quant aux célèbres « mariages
républicains » (prêtres et religieuses qui aurait été ligotés, sur ordre
de Carrier, dans des postures obscènes avant d’êtres noyés), ils
relèvent de la légende, aucun témoignage n’ayant été recueilli sur ce
point. Ce qui est par contre solidement établi c’est le dépouillement
systématique des victimes de tous les objets de quelque valeur qu’elles
pouvaient avoir sur elles, y compris leurs vêtements qui étaient
revendus aux fripiers. Si Carrier mourut pauvre, certains des tueurs
laissèrent de belles fortunes ! Enfin de nombreuses femmes furent
l’objet de sévices sexuels avant d’êtres noyés…
En conflit avec
le comité révolutionnaire de Nantes, qui supporte mal son autoritarisme
et ses foucades, Carrier est finalement rappelés à Paris, le 16 février
1794. Son proconsulat n’aura duré que quatre mois. Peu après son départ,
Lamberty et Fouquet seront arrêtés à l’initiative du comité
révolutionnaire. Condamnés à mort, ils seront exécutés le 16 avril.
Après
la chute de Robespierre, la Convention thermidorienne va trouver, en
Jean-Baptiste Carrier, un bouc émissaire idéal, le symbole de la terreur
dans son expression la plus paroxystique. Elle obtiendra sa mise en
accusation et celle du comité révolutionnaire nantais. Si la plupart des
terroristes nantais sauvèrent leur tête, Carrier fut condamné à mort et
exécuté le jour même, le 26 frimaire de l’an III de la République. Il
avait 36 ans.
Lame de la guillotine ayant servi pour l'exécution de Jean-Baptiste Carrier le 16 décembre 1794, Science Museum of London.
On a beaucoup glosé sur la personnalité de Carrier.
Certains l’ont décrit comme un monstre un escroc, un alcoolique, un
maniaque sexuel, bref un disciple satanique de son contemporain, le
marquis de Sade. Il n’en est rien. Carrier n’est pas Gilles de Rais. Il
incarne un type de personnage d’un genre nouveau, à la personnalité
banale, ordinaire, qui se met totalement au service d’une cause vécue
comme un absolu. Confronté à des circonstances exceptionnelles, le
représentant en mission, véritable commissaire politique, n’a que
l’impérieux devoir de faire triompher la cause sacrée. Or le triomphe de
la cause passe nécessairement par l’élimination totale de l’ennemi,
l’incarnation du Mal. Personnage étonnamment moderne, Carrier préfigure
le grand commis du totalitarisme, qui connaîtra, par la suite, la
fortune que l’on sait. Et les noyades de Nantes annoncent, elles aussi,
par leur caractère systématique, un type de crime que le XXème siècle
verra, sur une toute autre échelle, s’épanouir. "