Le duc d'Orléans (1810-1842), fils aîné du roi Louis-Philippe, d'après le moulage en plâtre du visage du défunt exécuté en 1842. Buste en bronze, fondu à la cire perdue, réalisé par Jean-Jacques dit James Pradier (1792-1852). Paris, musée du Louvre (Hauteur : 0,600 m ; Longueur : 0,580 m ; Profondeur : 0,285 m. N° d'inventaire : RF1721).
"Nous étions en pleine mer, tout
aux devoirs du métier et à nos exercices quotidiens, lorsqu’on aperçoit au loin
la fumée d’un bateau à vapeur ; bientôt il apparaît et se couvre de signaux
adressés à l’amiral, qui ordonne à la flotte de mettre en panne. La mer étant
belle, un officier se détache du vapeur, se rend à bord de l’Océan, et tout
aussitôt nous voyons mettre à l’eau le canot de l’amiral qui s’y embarque et se
dirige vers la Belle-Poule. Au milieu de l’étonnement général et des mille
conjectures qu’inspire cet incident inusité, je reçois mon chef à la coupée. Il
me saisit la main, la serre fortement, m’entraîne dans la chambre et me dit : « Votre
frère le duc d’Orléans est mort, tué dans un accident de voiture. J’ai ordre de
vous envoyer immédiatement à Paris. » Sa rude figure de vieux marin marquait
une profonde émotion, mais que dire de ce que j’éprouvai devant ce coup
terrible et si inattendu. Les grandes douleurs de ce monde sont les
déchirements du cœur, mais ici la douleur était plus poignante, car je ne crois
pas qu’il y ait jamais eu une famille plus unie que la nôtre. Et non seulement
je perdais le plus aimé des frères, mais le confident, le compagnon, le guide
de toute ma vie. Je voyais, je sentais le désespoir de tous les miens, de mon
père, de ma mère surtout, comme de mes frères et sœurs, à ce coup effroyable,
et leur douleur venait encore s’ajouter à la mienne. Je restai un moment
atterré, puis l’amiral me quitta, je remis le commandement à mon second, et une
heure après, j’étais en route pour Toulon, lisant sur les visages mornes le
sentiment qu’un malheur public était survenu et que la France venait de faire
une grande perte.
Ferdinand Philippe, duc d'Orléans (1810-1842), représenté en uniforme de général de division, huile sur toile peinte en 1844 par Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon (Hauteur : 2,180 m ; Longueur : 1,310 m. N° d'inventaire : MV5209).
La perte était immense,
irréparable, en effet. Depuis dix ans, nous tous, et avec nous la France
entière, considérions mon frère comme le chef, le chef de demain, le chef des
grands jours à venir. Sans doute nous avions pour le Roi, pour le Père, comme
nous l’appelions entre nous, la plus tendre affection, le plus entier
dévouement, le plus profond respect, mais celui vers lequel nous nous tournions
pour avoir une direction, c’était Chartres. Pas un de nous qui n’eut depuis
l’enfance accepté sans hésitation ses conseils, son autorité.
Que de fois n’avions-nous pas
discuté avec lui toutes les chances de l’avenir au dedans comme au dehors, et
ne nous avait-il pas distribué à chacun les rôles qu’il nous destinait, rôles
que nous sentions marqués au coin du bon sens, de la connaissance profonde des
choses, et de cette griffe du chef qui s’impose. Ce que nous éprouvions
vis-à-vis de lui, nous, ses frères, ses lieutenants, le pays l’éprouvait
également. Aujourd’hui le Roi était sur la brèche et livrait chaque jour, avec
son grand courage, la bataille de la vie, afin de conserver à la France la paix,
le calme, la prospérité dont elle jouissait, et ceux que l’envie démocratique
n’aveuglait pas l’en remerciaient. Mais le Roi vieillissait, les grands
accidents pouvaient se produire, et, comme nous, tout le monde tournait les
yeux avec confiance vers le chef jeune qui, sans se mêler aux luttes stériles
de la politique terre à terre, se préparait sans relâche pour les grandes
éventualités.
Les Ducs d'Orléans et de Nemours dans la tranchée au siège de la citadelle d'Anvers, 29/30 novembre 1832, huile sur toile peinte en 1836 par Jean Léonard Lugardon (1801-1884), d'après Roger Adolphe (1800-1880), Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon (Hauteur : 1,180 m ; Longueur : 0,880 m. N° d'inventaire : MV1824).
Aussi bien-pour tous que pour nous, le chef de demain était, je le répète, le duc d’Orléans. On lui savait gré de l’attention de tous les instants qu’il apportait à la bonne organisation, au perfectionnement de nos forces militaires du soin avec lequel il allait chercher dans leurs rangs, sans ombre de favoritisme et sans distinction de naissance, les hommes les plus méritants, les Lamoricière, les Cavaignac, les Canrobert, les Mac-Mahon, pour les pousser au premier rang. C’était pour demain. De même dans le civil, s’il tendait la main, non pas aux incorrigibles révolutionnaires, mais aux hommes d’opinions avancées, qui faisaient de l’opposition au gouvernement du Roi, c’était aussi pour demain, pour pouvoir à l’heure des dangers de la patrie, servir de trait d’union patriotique à toutes les forces vives de la nation. Hélas ! le sentiment général, le nôtre comme celui de' la grande majorité des hommes qui songent, fut que le lien qui aurait pu réunir en faisceau ces forces, soit contre la révolution débordante au dedans, soit contre l’ennemi au dehors, venait de se briser. La mort détruisait une succession anticipée, acceptée de tous, et le principal soutien de la monarchie de Juillet. Désormais le-navire allait errer sans chef, sans but, sans boussole, exposé à tous les orages. Les hommes comme les principes faisant défaut à la fois, nous retombions dans les gouvernements éphémères. Les événements n’ont que trop justifié les tristes pressentiments.
Comme homme, mon frère aîné était
grand et d’une taille élancée, exceptionnellement élégante. A cheval, en
uniforme, c’était un superbe cavalier et sa prestance militaire plaisait
également au soldat et à la foule. Brave ! Il l’était jusqu’à la témérité ;
autre cause de popularité auprès des foules. On savait qu’en Afrique, devant
Mascara, il avait été blessé en se jetant hardiment à un moment critique au
milieu des tirailleurs. On savait qu’au col de Mouzaïa, quand toute l’armée
portait un képi couvert d’une toile cirée noire, il avait voulu, seul, rester
coiffé d’un képi rouge éclatant qui le désignait à tous comme chef, mais qui le
désignait aussi, et avec lui ses voisins, aux balles de l’ennemi. A la
séduction de la bravoure, mon frère joignait encore celle de la parole, de
cette musique de mots à laquelle les hommes et surtout les Français sont si
sensibles, et il y joignait une autre vertu non moins séductrice, surtout chez
un prince : il savait écouter. Écouter a même été une de ses qualités
maîtresses, car entouré comme il l’était toujours d’hommes éminents de tous
pays, il s’assimilait avec une merveilleuse facilité et une mémoire admirable,
non seulement les idées fécondes qu’il découvrait dans leurs conversations,
mais jusqu’aux paroles qui avaient saisi son imagination. De ces paroles, comme
de celles qui sortaient de son esprit cultivé, si français, et de son cœur, il
savait faire un merveilleux usage.
[…]
Portrait en pied du duc de Chartres (1810-1842), portrait du futur duc d'Orléans en uniforme de colonel des hussards,
huile sur toile par Ary Scheffer (1795-1858), conservée à Chantilly,
musée Condé (Hauteur : 0,640 m ; Longueur : 0,430 m. N° d'inventaire :
PE446).
C’était un charmeur, charmeur de soldats, charmeur d’artistes, qui trouvaient chez lui encouragement et protection ; charmeur aussi de femmes. Mais ici je touche un point délicat, où le secret inviolable et plus que le secret m’arrêtent. Le vieux baron James de Rothschild disait sur ses vieux jours qu’il était encore à connaître la femme qui lui résisterait. Je crois qu’il se vantait un peu ; je crois aussi que s’il ne l’avait pas connue, il finit par la rencontrer, mais je suis convaincu que mon frère aîné, au cours de sa brillante jeunesse, sans aller aussi loin que le baron, trouva peu de femmes qui ne répondissent pas à ses hommages, au moins par une secrète, mais douce émotion. Dans combien d’aventures cette séduction de sa personne ne l’entraîna-t-elle pas. Il en est une où son sang-froid, sa hardiesse le tirèrent d’une situation bien hasardeuse. C’était à l’époque où les tentatives d’insurrection étaient continuelles à Paris ; il, ou elle, avait eu l’idée au moins originale, de se donner rendez-vous dans une rue peu poétique, qui existe encore aujourd’hui, la rue Tiquetonne. Or voilà que des rumeurs sinistres se font entendre, puis s’apaisent pour recommencer de plus belle. Bientôt on distingue des bruits lointains de tambours, suivis de coups de fusil. C’est la situation du IVe acte des Huguenots ! On se précipite à la fenêtre ; la rue est pleine d’insurgés en armes, occupés à construire des barricades ! Comment s’échapper, lui, le prince royal, connu du monde entier : « Je relevai, me dit-il, le collet de mon paletot et j’eus la chance d’arriver dans la rue au moment où l’on traînait une voiture pour la renverser comme noyau de barricade. Je m’y attelai à l’instant, aidai à la culbuter et à accumuler autour d’elle pavés et matériaux avec un zèle qui eut désarmé tout soupçon, puis, guettant le moment, je m’échappai. » Une heure après, il était à cheval en uniforme et la garde municipale enlevait sa barricade à la baïonnette.
Tel était, sous toutes ses faces,
le frère que je venais de perdre. J’arrivai à Neuilly à temps pour prendre part
aux obsèques solennelles qui lui furent faites à Notre-Dame, au milieu des
témoignages touchants d’une douleur universelle. Nous le conduisîmes ensuite à
la chapelle funéraire de Dreux, puis nous nous enfermâmes à Neuilly pour nous
serrer les uns contre les autres et pleurer dans la retraite et le silence.
Source : Vieux souvenirs de Mgr le Prince de Joinville 1818-1848, éd. Mercure de France, le Temps retrouvé, 1970, p.198-202.
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